à Borges
Je n’avais pas revu Sperman (87) depuis la sortie de l’école, il avait vu mes posts sur Linkedin et m’avait contacté avec un message sibyllin « tu es un des rares dont je me rappelle… ». C’est vrai qu’à l’époque, bien qu’il ait une petite chronique au PI, on ne le voyait pas beaucoup à la résidence. Nous nous croisions dans les amphis et les cours que nous suivions tous les deux assidûment.
Je lui avais donné rendez-vous au « Vin Cœur » près de l’étoile, il était à l’heure. En quelques mots, il me décrit son parcours. Son mariage avec une Mayennaise, son installation là-bas à la tête d’une imprimerie et sa rencontre avec Quintane et le « Comité Invisible » qui l’avait amené à éditer des brûlots libertaires et insurrectionnels. Il avait été interrogé dans le cadre de l’affaire Tarnac mais n’avait pas été plus inquiété.
Revenant sur les cours qui nous avaient le plus marqués, nous étions rapidement arrivés sur celui de Thermiques de 1ère année de Jean Ménard. Nous nous souvenions de notre fascination pour ce professeur aux tenues d’une autre époque et à sa façon unique de nous présenter les mécanismes de conduction, de convection et du rayonnement. Si son cours était de haut-vol, on pouvait tout en dire de son poly, qui était d’un niveau très au-dessus de la moyenne, elle-même déjà très élevé, des polys de Centrale. Je reconnais que c’est un livre que j’aime parcourir. Chez moi, dans ma bibliothèque, je le prends régulièrement de ma série de polys que j’ai faits reliés cuir – lettres d’or, pour me ressourcer.
C’est alors qu’il me fit part de son incroyable projet. Fasciné par cet ouvrage et son auteur, il s’était attelé à un travail dantesque : ré-écrire le « Poly de Thermique » de 1ère année. J’étais un peu jaloux, car j’avais eu, un temps, l’idée de le refaire en BD afin de le rendre plus accessible et aussi parce que c’était dans l’air du temps. J’avais commencé quelques cases mais j’avais arrêté rapidement, la chevelure Trumpesque de Ménard étant trop compliqué à dessiner.
En fait, trop fier de son travail, il en avait apporté un exemplaire. Sa particularité est qu’il avait voulu retrouver l’origine de l’inspiration de Ménard et ré-écrire le poly dans les conditions dans lesquelles il l’avait été écrit. Il s’était d’abord attelé à s’approcher au plus près des polices de caractère et des différents procédés de composition et d’impression de l’époque, et il y avait parfaitement réussi comme le montre l’exemple ci-dessous :

Figure originale de Ménard

Figure réalisée par Sperman 30 ans plus tard
Je savais ce travail fastidieux, PP(86) m’ayant déjà parlé de ce qu’il avait dû faire pour réaliser le PI du 30ème anniversaire de sa promo dans le format des années 80 .
Ensuite, il s’était attaché au contenu du cours. Il n’avait pas voulu le mettre à jour, ce qui aurait été très facile : prendre en compte les dernières découvertes, les nouveaux paradigmes et nouvelles théories, adapter le style aux élèves d’aujourd’hui… Non, l’idée était de revenir au contexte et aux connaissances de l’époque. En fait, c’était la partie la plus délicate de la « ré-écriture »et, pour l’instant, il n’avait travaillé que sur les chapitres « I.2 – Le Transfert conductif » et « I.3.2 – Expression du flux surfacique conductif à une paroi, appelé communément flux surfacique convectif : ».
Il fallait retrouver les conditions dans lesquelles ils avaient été écrits, se mettre dans la peau d’un professeur de 57 ans ayant connu une enfance bouleversée par la guerre et l’occupation nazie, les événements d’Algérie, une jeunesse en plein boom économique, l’incrédulité de la révolte étudiante, la mort prématurée d’un président, l’accordéon d’un autre, la chute du Shah et le débarquement du baladeur.
Il n’avait jamais envisagé une transcription mécanique de l’original : il ne se proposait pas de le copier. Son ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient mot pour mot, ligne à ligne avec celles de Ménard. Et le résultat est particulièrement remarquable. Par exemple : là où écrit Ménard dans sa fameuse remarque b) du chapitre « I.2.2 – Expression du flux conductif » que je connais par cœur :
« La loi de Fourier ne fait pas intervenir explicitement le temps : elle postule une réponse instantanée en tout point d’un milieu à une perturbation thermique survenant en un point M. »
Sperman, 30 ans plus tard, parfaitement conscient des phénomènes planétaires, du réchauffement climatique, de l’effondrement du bloc soviétique, des évènements du 11 septembre, de la montée du FN et du déménagement prévu à Saclay, écrit encore :
« La loi de Fourier ne fait pas intervenir explicitement le temps : elle postule une réponse instantanée en tout point d’un milieu à une perturbation thermique survenant en un point M. »
On comprend là toute l’ampleur de son travail. Là, où Ménard transcrit naturellement ses convictions et ses croyances de l’époque, Sperman suit une méthode par approximations successives proche du Lean. Il part d’une ou plusieurs variantes formelles sur la base de connaissances contemporaines et, à force de recherches et de documentations, arrive à renoncer peu à peu à ses digressions et ses convictions pour revenir ou plutôt « ré-inventer » le texte d’origine. Le résultat était là, sous mes yeux, bluffant d’exactitude et, finalement, plus subtil que l’original de Ménard.
En refermant son exemplaire, il avoua qu’il n’était pas certain d’achever le travail. Trop d’effort, trop complexe, épuisant voire déroutant. Avant de partir, Il m’a donné un exemplaire de son poly, pour ceux qui sont intéressés, je peux leur faire passer des copies des passages ré-écrits. Vous verrez vous ne serez pas déçus 😉
Pour Ménard, outre hurluberlu de Béziers (et des JO à Pékin), je ne me souviens que celui de » Marco Polo, À la découverte du monde » :
http://voyage.glenatlivres.com/livre/marco-polo-9782723459679.htm
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Au départ c’est celui de Borges
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